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Michel Serres : «La question est de savoir qui sera le dépositaire de nos données»

Michel Serres : «La question est de savoir qui sera le dépositaire de nos données»

Par Benjamin Ferran , Lucie Ronfaut

  • Publié
Michel Serres, en 2010.
Michel Serres, en 2010. Crédits photo : ETIENNE DE MALGLAIVE/AFP

INTERVIEW – Le philosophe français, membre de l’Académie française, a dressé en 2012 le portrait de Petite poucette, symbole d’une génération transformée par le numérique. Trois ans plus tard, Le Figaro a lui demandé de ses nouvelles.

En 2012, Michel Serres a publié Petite poucette. Le philosophe français, membre de l’Académie française, y livrait une vision optimiste des transformations provoquées par le numérique. Son héroïne passe ses journées les pouces collés sur l’écran de son smartphone. Elle accède à une montagne de savoir sur Wikipedia. Dialogue sur Facebook. Elle et ses amis «peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent, ni n’intègrent, ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants. Ils n’ont plus la même tête», écrivait le philosophe.

Ce type de transformation, qui bouscule les civilisations, est rare. Il y a plus de deux mille ans, l’écriture a provoqué une première vague de transformations économiques, juridiques, politiques, pédagogiques et religieuses. Durant la Renaissance, l’imprimerie a conduit à de nouveaux bouleversements. Selon Michel Serres, nous vivons aujourd’hui la troisième de ces grandes révolutions, période extraordinaire de nouveautés, mais aussi de crises. Alors que les ordinateurs et les smartphones nous conduisent à externatiliser notre savoir, notre mémoire, «que reste-t-il sur nos épaules? (…) Sommes-nous condamnés à devenir intelligents?» questionne le philosophe.

Trois ans après la parution de son livre, Le Figaro a souhaité prendre des nouvelles de Petite poucette et de ses amis.

LE FIGARO. – Depuis que vous avez fait le portrait de la Petite poucette, le numérique n’a pas cessé d’évoluer. On nous propose désormais de porter des lunettes et des montres connectées. Après avoir assisté à la mutation de notre mémoire, va-t-on perdre peu à peu l’usage de notre corps, remplacé par des avatars numériques?

MICHEL SERRES. – Depuis la question posée par le sphinx à Œdipe, on sait que les vieillards peuvent marcher avec une canne. La technique servait déjà à suppléer une déficience, comme le font ces nouveaux objets. On a ensuite inventé les lunettes pour le regard, ou encore les pacemakers. Pour autant, le fait que j’ai une canne, des lunettes ou un pacemaker n’a pas bouleversé l’Humanité au point de considérer que l’on était tous obligés d’en utiliser. C’est la vieille idée que la technique est terrible, qu’elle va nous dévorer. Je remarque simplement que le numérique n’a pas encore trouvé son expression originale. Avec le smartphone et l’ordinateur, où il est encore question de page, il est toujours pris dans le format du livre.

Depuis la parution de votre livre, nous avons aussi assisté, dans la Silicon Valley, à un regain d’intérêt pour la méditation, tandis que l’on voit fleurir des théories prônant la déconnexion. Va-t-on assister à un reflux du numérique?

C’est une réaction d’équilibre. Il y a quinze ans, le soulier de randonnée a connu une envolée de son chiffre d’affaires. Les gens étaient tellement dans les villes qu’ils ont voulu aller à la campagne, en plein air. Dans la Silicon Valley, et je connais les gens dont vous parlez, ils méditent, car ils ont perdu la religion de leurs ancêtres et que le monde technique n’est pas tout. Dès qu’il y a quelque chose de nouveau, tout le monde a peur. Il est même très à la mode de dire que ce qui va nous arriver est terrible. L’innovation est invisible, mais les gens redoutent le changement. Aujourd’hui, nous sommes déjà dans le numérique. C’est fini. Il n’y a pas de doute là-dessus. En revanche, je ne sais pas quelle dimension cela va prendre. Il est impossible de le savoir. Le téléphone a été inventé pour permettre aux belles dames d’écouter de l’opéra de chez elles. Comme vous le voyez, son usage a beaucoup changé depuis.


Crédits photo : ETIENNE DE MALGLAIVE/AFP

Vous faites l’éloge de la «pensée algorithmique» et du code. Ce que nous voyons aussi, c’est que les algorithmes de Facebook ou de Google peuvent façonner la manière dont nous suivons l’actualité, dont nous prenons des nouvelles de nos amis. Nous rendent-ils vraiment plus libre?

Quand on vous demandait de raconter vos vacances, vous les racontiez déjà selon des codes bien précis, qui étaient la syntaxe française, le sens des mots, l’orthographe. C’était votre individualité, mais c’était aussi un passage par des codes. L’individu qui inventerait lui-même son propre mode d’expression ne serait pas compris et parfaitement paranoïaque. Vous passez toujours par un code commun. Qu’il soit la propriété de monsieur Google ou de monsieur Facebook, c’est là un autre problème et l’objet de grandes discussions aujourd’hui. Il y a deux groupes, ceux qui sont pour une possession privée, ceux pour une possession d’État. Ce sont selon moi presque deux Big Brother. Entre l’un et l’autre, cela m’est presque égal. Je préfèrerais des appropriations plus parcellaires.

C’est-à-dire?

Un capital est en train de se former, qui est le capital des données. La question est de savoir qui sera le dépositaire de ces données. De même que les notaires sont en grande partie les dépositaires de mes secrets, de mon testament, de mon contrat de mariage, parfois de mon argent, il nous faudrait inventer des «dataires», des notaires des données. Elles ne seraient confiées ni à un État, ni à Google et à Facebook, mais à un nuage de dépositaires. Et ce serait au passage une nouvelle manière d’exister pour le notariat.

Vous avez choisi de parler de la Petite poucette, au féminin, car les dernières décennies «virent la victoire des femmes». Les entreprises du numérique, pourtant, restent en grande partie dirigées par des hommes…

Depuis cinquante ans, je constate que les femmes sont en tête des concours et des examens. On se moque que ces entreprises soient toujours gouvernées par des hommes. Le numérique révolutionne la société par le bas, non par le haut. Ce que nous avons fait est en train de changer le monde. Cela ne vient pas des patrons, de la hérarchie, mais des découvertes que nous avons faites à la base. Voilà pourquoi c’est imprévisible. Personne n’avait décidé que l’on utiliserait Internet pour faire du covoiturage jusqu’à Tours.

Le pouvoir pris des géants du Net dans nos vies ne vous inquiète-t-il pas?

On sait qu’il existe d’importants pouvoirs. Mais le scandale des révélations d’Edward Snowden a prouvé qu’une seule personne pouvait les mettre à mal. Toutes ces sociétés sont fragiles. Nous avons déjà connu trois âges. Celui du matériel, avec IBM que l’on a tendance à oublier, celui du logiciel avec Microsoft qui ne va pas très bien, et celui plus sociétal, avec Google et Facebook. Ce sont des géants très fragiles. Je crois que les nouvelles technologies favorisent énormément la démocratie, le «peer to peer», et le pouvoir de Petite poucette comme individu. Dans l’Antiquité, il n’y avait pas d’individu. Il y avait les Athéniens, les Juifs, les Égyptiens. Peu à peu, l’individu est né. C’est Saint-Paul qui l’invente et puis il a fallu Saint-Agustin, Descartes, les autobiographies. Petite poucette a moins de libido d’appartenance que ses prédécesseurs. Elle est peut-être le premier individu de l’Histoire.

http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2015/03/13/32001-20150313ARTFIG00159-michel-serres-la-question-est-de-savoir-qui-sera-le-depositaire-de-nos-donnees.php

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Le temps est d’une infinie diversité qui me ravit, une diversité plus vaste que celle de l’espace -Erik Orsenna

Le Monde.fr | • Mis à jour le | Propos recueillis par Anne-Sophie Novel 

Erik Orsenna, économiste, écrivain, membre de l’Académie Française, et ancien conseiller de François Mitterrand.

Lorsqu’on l’interroge sur son rapport au temps, l’académicien glisse spontanément : « J’aime me tromper, et le fait d’opérer chaque semaine un examen de conscience sur les erreurs que j’ai faites me permet d’avancer ». Et s’il compare le temps à une poupée russe, c’est sans doute pour mieux faire valser les idées reçues.

"J'aime produire. Je suis tout sauf un velléitaire", dit Erik Orsenna.
“J’aime produire. Je suis tout sauf un velléitaire”, dit Erik Orsenna. Aglaé Bory pour M Le magazine du Monde

 

Le temps est-il un sujet d’inspiration pour vous ?

Le temps est d’une infinie diversité qui me ravit, une diversité plus vaste que celle de l’espace. Dans Longtemps (Fayard, 1998), je parlais d’amour et d’adultère à long terme. Et à bien y penser, ce ne sont pas les débuts qui m’intéressent. Je n’arrive pas à écrire des nouvelles par exemple, je mets tellement de temps à écrire une histoire que je n’ai pas envie de la quitter. Je suis généralement blotti dans mes histoires comme j’étais blotti contre ma mère quand elle me les racontait… Prendre ce temps, c’est comme rendre hommage à la part de féminin qui m’habite.

Comment se répartit votre temps d’écriture ?

Il s’aménage selon deux dimensions : le long terme, qui me permet de savoir deux ou trois ans à l’avance ce que je vais écrire. Je suis le comptable de ce calendrier et je rends souvent mes textes à la semaine près de la date envisagée. La seconde dimension est journalière. J’écris tous les matins de 6 heures à 9 heures, et je précise quotidiennement mes avancées sur un calendrier d’imprimeur : le nombre de pages écrites, un zéro bleu lorsque j’ai travaillé mais rien écrit, ou un zéro rouge si je n’ai pas travaillé. Il n’y a jamais plus de 10 zéros rouges par an. Ce calendrier et cette régularité relèvent d’un extrême besoin de maîtrise, c’est maladif (rires). Mon écriture est un métier, et tous les métiers sont des métiers à tisser entre les humains, dans le temps.

“Aucun livre n’est de l’ordre de l’urgence. Si c’est mauvais, c’est normal, je recommence, je travaille. L’écriture, c’est le temps”

Comment se déroule le reste de vos journées ?

Le temps est inséparable de la sieste, donc il m’arrive de faire jusqu’à cinq siestes de dix minutes par jour. Pour le reste, j’essaie de moduler les rythmes en fonction des nécessités : j’aime varier les temps sans arrêt, passer de la célérité à l’extrême lenteur. Il m’arrive même de passer des journées à ne rien faire, à devenir humus, être végétalisé… J’ai des rythmes botaniques : j’attends que ça pousse ou, comme le disait Twain, « que la citerne se remplisse ».

Avez-vous des périodes de référence sur le temps ?

Au-delà des cycles d’écriture de deux à trois ans, j’ai des cycles plus longs de vingt ans – le livre qui a eu le Goncourt [L’Exposition coloniale, en 1988, Ndlr], ce fut huit ans d’écriture tous les jours. J’aime bien être dans cette durée, c’est un jardin. Aucun livre n’est de l’ordre de l’urgence. Si c’est mauvais, c’est normal, je recommence, je travaille. L’écriture, c’est le temps. Parfois, certains ouvrages s’imposent à moi comme une nécessité : comme lorsque l’amour vient, il faut plonger, se donner corps et âme. Alors je deviens comme fou, je m’y consacre pleinement et ne dors plus que trois ou quatre heures par nuit. Après la maturation, l’arbre doit pousser. J’aime produire. Je suis tout sauf un velléitaire.

Vos périodes de maturation sont-elles consacrées à la contemplation ?

D’une certaine manière, oui. Petit Parisien, je passais mes vacances sur l’île de Bréhat. J’étais fasciné par l’ampleur des marées. Le temps des vacances était pour moi le temps des marées, le temps de l’éphémère. Dans cette île, j’ai acquis la conviction que la vérité de la vie, c’est le mouvement : je suis étonné quand les choses durent, mon monde est la métamorphose, pas la fixité, je suis gourmand du changement. Il est sans doute une vérité toute simple : la vie n’a aucune ligne, ce ne sont que des cycles… d’où le bouddhisme… les marées, Lavoisier… et l’économie circulaire.

Vous êtes académicien, vous avez le statut d’Immortel…

Ah, l’Académie ! Oui, ce sont de longs pilotis temporels. A mon fauteuil, se sont succédé des gens inconnus mais aussi des personnalités immenses comme Littré ou Pasteur. Avant moi, il y a eu Cousteau et, avant lui, Jean Delay, un psychiatre qui a inventé de nombreux médicaments. Sur ce siège, se sont assis un explorateur de l’inconscient et un plongeur dans le monde du silence… Cela explique pourquoi je crois profondément à la bienséance – à ce qui passe par le séant.

“Il faut absolument faire la différence entre l’agitation et l’action. Plus on s’agite, moins on agit.”

Êtes-vous plutôt en avance ou en retard ?

Plutôt en avance. Je suis sûr que ma longévité est inversement proportionnelle à mes retards, tout retard me ronge.

Avez-vous peur du temps qui passe ?

Pas du tout, il est mon allié, je me suis toujours dit que ce serait mieux après. Etant donné mon âge, je vis chaque journée comme un bonus. Je crois aussi profondément qu’il y a une grande articulation entre le temps qu’il fait et le temps qui passe, c’est notre agitation maladive qui dérègle le climat. Et qu’il faut absolument faire la différence entre l’agitation et l’action. Plus on s’agite, moins on agit. Descartes disait qu’il n’avait jamais travaillé plus de quinze minutes par jour. Si les gens faisaient chaque jour le bilan honnête de leur durée effective de travail, ils seraient plus efficaces et leur vision du monde en serait bouleversée.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/tant-de-temps/article/2015/06/05/erik-orsenna-j-aime-passer-de-la-celerite-a-l-extreme-lenteur_4648187_4598196.html#Bsaw6XaSChKEQZ8U.99